Le rôle sous-estimé du triceps sural dans la rééducation après LCA : faut-il revoir nos protocoles ?

Jul 10 / Arnaud BRUCHARD -⏱️ 6 MIN -
Une revue clinique originale

La littérature sur les lésions du ligament croisé antérieur (LCA) est particulièrement riche depuis deux décennies. Pourtant, une composante musculaire reste sous-exploitée dans les protocoles de réathlétisation : le triceps sural. L’étude de Devin Christman et Dhinu Jayaseelan (2025), publiée dans International Journal of Sports Physical Therapy, propose un éclairage très intéressant sur cette lacune clinique. À travers cette revue clinique argumentée, ils interrogent le rôle du gastrocnémien et du soléaire dans la stabilisation dynamique du genou et la prévention des récidives après reconstruction du LCA.

Un constat : les quadriceps au centre, mais un angle mort persistant

Les protocoles de réhabilitation après LCA mettent prioritairement l’accent sur la restauration des amplitudes articulaires, le renforcement des quadriceps et des ischio-jambiers, le contrôle neuromusculaire et l’agilité. Pourtant, malgré ces stratégies bien établies, les chiffres restent préoccupants : seuls 55 à 65 % des patients retrouvent leur niveau antérieur de performance, et les taux de récidive avoisinent encore les 20%.

Dans ce contexte, les auteurs rappellent que les muscles du mollet — souvent négligés — exercent eux aussi une influence mécanique directe sur la cinématique tibiale et, indirectement, sur la contrainte exercée sur le LCA.

Le triceps sural chez le sujet sain : des fonctions stabilisatrices réelles

En situation normale, le soléaire joue un rôle de soutien en limitant la translation antérieure du tibia (effet agoniste vis-à-vis du LCA). Son effet de translation postérieure représente environ 28 à 32 % de celui des ischio-jambiers. De plus, le soléaire exerce également un léger moment de varus, contribuant à limiter les mouvements en valgus, qui sont une des causes biomécaniques des ruptures du LCA.

À l’inverse, le gastrocnémien exerce plutôt un effet antagoniste vis-à-vis du LCA, favorisant la translation antérieure du tibia, surtout en flexion . Cependant, par ses composantes médiale et latérale, il contribue aussi à moduler les rotations tibiales et les contraintes en valgus/varus selon l’activation des différentes portions musculaires.

Après rupture du LCA : des adaptations musculaires du triceps sural

L’analyse fine des patients en déficit LCA (ACLD) montre des adaptations notables du triceps sural :

  • Le gastrocnémien médial présente une activation plus précoce et prolongée pendant le cycle de marcheToutefois, l’amplitude globale d’activation (EMG) reste diminuée par rapport au côté sain.
  • Lors des tâches dynamiques (sauts unipodaux, pivots), l'activité du gastrocnémien est désorganisée avec parfois une suractivation médiale et une sous-activation latérale.
  • Des études ont également montré des délais d’activation et une prolongation de la contraction musculaire lors des sauts avec distraction ou réception imprévue.

Concernant le soléaire, les résultats sont moins abondants mais tout aussi préoccupants. On observe notamment :

  • Une diminution de l’activation EMG durant la phase d’appui pendant la marche.
  • Une hyperactivité compensatrice du soléaire lors de sauts unipodaux, visant à limiter la translation antérieure du tibia.

L’ensemble de ces adaptations traduisent une tentative de compensation neuromusculaire pour stabiliser le genou en l’absence de contrôle ligamentaire.

Après reconstruction du LCA (ACLR) : des déficits persistants du mollet

Les modifications de l’activité musculaire persistent de manière parfois durable après chirurgie :

  • Jusqu’à 24 mois postopératoires, une diminution significative de l’activation EMG du soléaire a été documentée pendant les sauts.
  • En parallèle, des retards d’activation et une réduction de la force du gastrocnémien sont observés lors des réceptions dynamiques.
  • Certaines études signalent également une diminution de la force de propulsion et une altération de la coordination mollet-genou lors des accélérations et changements de direction.

Fait préoccupant : ces déficits sont souvent toujours présents chez des sportifs qui ont pourtant obtenu le feu vert pour la reprise sportive entre 9 et 12 mois postopératoires.

Des adaptations biomécaniques secondaires

Les limitations du triceps sural post-ACLR génèrent des compensations plus globales :

  • Une majoration du travail de l’articulation de la cheville lors des sauts verticaux (jusqu’à +37 % d’énergie absorbée par la cheville comparé au côté sain).
  • Une moindre capacité d’absorption des charges dynamiques, susceptible d’augmenter les contraintes sur le genou, mais aussi sur le tendon d’Achille et les chaînes montantes


Implications pour la rééducation : réintégrer le mollet dès les premières phases

L’étude propose une feuille de route détaillée :

Phase précoce (semaines 1 à 6)

Dès le début de la rééducation, activer le soléaire et le gastrocnémien avec des techniques adaptées : électrostimulation (NMES), travail en charge partielle, et travail analytique léger (BFR) pour limiter l’amyotrophie et l’inhibition arthrogène.

Phase intermédiaire (semaines 7 à 24)

Introduire progressivement un travail de force hypertrophique (67 à 85% du 1RM), dans différentes positions d’inclinaison de la cheville pour cibler les différents chefs du gastrocnémien et le soléaire selon les angles de flexion du genou.

Phase tardive (au-delà de 6 mois)

Accentuer le travail excentrique, plyométrique et la vitesse de développement de force (RFD), pour restaurer les propriétés explosives indispensables au sport. Les auteurs recommandent d’atteindre un LSI (Limb Symmetry Index) de 90% sur le triceps sural avant tout retour au sport

Une notion émergente : le risque indirect sur la chaîne cinétique

En cas de déficit prolongé du triceps sural, le système de compensation via les structures passives est sur-sollicité : ligaments, tendons, cartilage. Ce phénomène pourrait expliquer certaines récidives de rupture du LCA, mais aussi des lésions secondaires au tendon d’Achille ou à l’ischio-jambier.

Ce que cette étude nous enseigne


Le triceps sural joue un rôle direct dans la stabilisation antéro-postérieure et rotatoire du genou, complémentaire des quadriceps et ischio-jambiers.


Après LCA, des altérations neuromusculaires persistantes du soléaire et du gastrocnémien sont observées, même après la reprise sportive.


Ces déficits du mollet peuvent favoriser des stratégies compensatoires, augmentant les contraintes articulaires et le risque de récidive ou de nouvelles lésions.


Intégrer un travail précoce, progressif et structuré du triceps sural dans les protocoles de rééducation LCA devient essentiel pour sécuriser le retour au sport.

CONCLUSION

Cette revue originale vient bousculer un certain dogme : non, la réhabilitation post-LCA ne doit pas se résumer à un duel quadriceps/ischio-jambiers. Le triceps sural joue un rôle bien plus stratégique qu’il n'y paraît dans la stabilisation du genou et la gestion des charges dynamiques.
Intégrer un travail précoce, progressif et structuré du mollet dans les protocoles de réathlétisation pourrait représenter un levier important pour sécuriser la reprise sportive et limiter les récidives de rupture ou de lésions secondaires.

L'ARTICLE

Christman, D., & Jayaseelan, D. (2025). Is it all about the quads? Implications of the calf musculature post ACL injury in return to sport rehab. International Journal of Sports Physical Therapy, 20(2), 365-374.