Un questionnaire en ligne a été envoyé à un échantillon représentatif de kinésithérapeutes français. Il comprenait des questions fermées sur :
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L’âge, l’ancienneté, le nombre de LCA pris en charge par an,
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L’utilisation ou non des OKC,
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La temporalité et l’amplitude d’introduction des OKC,
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Les raisons de l’utilisation ou de l’exclusion,
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La perception du risque de laxité,
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La lecture scientifique,
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Le niveau et la source de formation spécialisée.
Les données ont été analysées de manière descriptive et croisée selon les profils.
L’analyse des
419 questionnaires révèle que la majorité des kinésithérapeutes interrogés appartiennent à une tranche d’âge relativement jeune. En effet, 21 % des répondants ont entre 20 et 25 ans, 36 % entre 26 et 30 ans, et 23 % entre 31 et 35 ans. Les classes d’âge plus expérimentées sont moins représentées : 10 % entre 36 et 40 ans, 7 % entre 41 et 50 ans, et seulement 3 % au-delà de 50 ans.
La distribution de l’expérience professionnelle reflète globalement cette jeunesse démographique. Près de la moitié des répondants (42 %) ont moins de 5 ans d’ancienneté, tandis que 36,5 % exercent depuis 6 à 10 ans. Les professionnels plus expérimentés sont minoritaires : 14 % ont entre 11 et 15 ans d’expérience, et 7,5 % plus de 15 ans.
La quasi-totalité des kinésithérapeutes interrogés (97,4 %) déclare intégrer les OKC dans leur prise en charge post-opératoire du LCA. Ce chiffre témoigne d’une appropriation très large de cette modalité de rééducation, ce qui constitue un tournant majeur par rapport aux pratiques antérieures, où les OKC étaient souvent écartées par crainte d’altérer la stabilité du greffon.
Cependant, l’analyse du moment d’introduction montre des disparités importantes : 60 % des répondants déclarent les intégrer à partir de la quatrième semaine post-opératoire ou plus tard, ce qui est conforme aux recommandations issues de la revue systématique de Fontanier et al. (2024). Celle-ci souligne en effet que les études les plus rigoureuses concluent à l’absence de risque de laxité lorsque les OKC sont introduits au-delà de quatre semaines et avec une amplitude de travail maîtrisée.
À l’inverse, 37 % des répondants déclarent introduire les OKC avant quatre semaines, ce qui va à l’encontre des recommandations issues de la littérature. Cette précocité expose potentiellement les patients à une élévation de la translation tibiale antérieure, comme l’ont observé plusieurs travaux cités dans la revue. Ce constat suggère une nécessité d’harmoniser les pratiques et de diffuser plus largement les seuils de sécurité validés scientifiquement.
Les motivations des praticiens pour intégrer l’OKC dans leur protocole de rééducation post-opératoire du LCA s’articulent essentiellement autour de deux objectifs principaux :
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Pour 49 % d’entre eux, il s’agit d’améliorer spécifiquement la force du quadriceps. Cet objectif est cohérent avec la littérature actuelle, qui reconnaît que l’OKC, bien encadrée, est une stratégie efficace pour cibler le quadriceps de manière isolée et progressive.
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51 % des répondants évoquent la récupération fonctionnelle globale comme moteur de leur choix. L’OKC permet en effet de travailler des chaînes musculaires ciblées, facilitant une reprise plus rapide des gestes sportifs spécifiques ou des activités quotidiennes, en complément d’un travail en chaîne fermée.
Concernant les 2,6 % de non-utilisateurs, les freins exprimés sont révélateurs des représentations persistantes autour de l’OKC :
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50 % redoutent l’apparition d’une laxité tibiale antérieure, en particulier en cas d’introduction trop précoce.
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30 % évoquent une absence ou un manque de preuves scientifiques, ce qui souligne une méconnaissance de la littérature récente ou une difficulté d’accès à celle-ci.
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20 % rapportent appliquer un protocole imposé par leur structure ou leur chirurgien référent, ce qui traduit un frein organisationnel ou hiérarchique plus qu’une opposition conceptuelle.1
Contrairement à ce que l’on pourrait attendre,
une majorité de kinésithérapeutes interrogés ne perçoit pas l’introduction précoce des OKC (< 4 semaines) comme un facteur de risque significatif de laxité tibiale antérieure. En effet, 27,7 % déclarent n’être pas du tout d’accord, et 39,4 % plutôt pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle les OKC précoces augmentent le risque de laxité, soit un total de 67,1 % de désaccord.
Cette perception est en décalage avec les données scientifiques récentes, notamment celles issues de la revue systématique de Fontanier et al. (2024), qui mettent en évidence une augmentation mesurable de la translation tibiale antérieure dans les études intégrant les OKC trop tôt (avant 4 semaines) ou avec des amplitudes proches de l’extension complète (>30°).
Bien que cette laxité accrue n’ait pas été corrélée de manière formelle à une dégradation du greffon, elle est considérée comme un signal de vigilance clinique.
Ce constat souligne la nécessité d’un meilleur relais des données scientifiques vers la pratique quotidienne, notamment par la formation et la diffusion de messages clairs concernant les paramètres à risque. Cette perception minimise donc le risque réel identifié dans la littérature, et pourrait expliquer pourquoi une proportion significative de professionnels continue à intégrer les OKC avant le seuil de sécurité recommandé. Ce décalage entre les données scientifiques et la perception clinique pourrait refléter une forme de relativisation des signaux d’alerte, une méconnaissance des publications à haut niveau de preuve, ou encore l’influence de protocoles standardisés qui ne tiennent pas toujours compte des dernières recommandations. Ce constat souligne l’importance de transformer les connaissances théoriques en critères d’application opérationnels, clairs et largement diffusés auprès des praticiens.
L’accès à la littérature scientifique reste un point de fragilité majeur dans les pratiques observées.
55 % des répondants déclarent n’avoir jamais consulté d’étude spécifique sur les OKC après reconstruction du LCA, ce qui limite leur capacité à fonder leurs décisions cliniques sur des données probantes. Par ailleurs, près de
38 % rapportent explicitement des difficultés à utiliser les OKC en raison de l’insuffisance perçue d’études de qualité ou des contradictions apparentes entre publications.
Ce constat révèle non seulement un déficit d’accès à l’information fiable, mais aussi une méconnaissance des niveaux de preuve, voire une confusion générée par des discours dominants non scientifiques. Dans un paysage professionnel où les réseaux sociaux, forums et leaders d’opinion peu rigoureux peuvent véhiculer des messages simplistes voire erronés, il devient difficile de distinguer le bruit de la donnée validée.
Or, la compréhension fine de ces articles, leur mise en perspective dans un cadre méthodologique solide, et leur application à la pratique clinique exigent une compétence en lecture critique et en hiérarchisation des preuves que seule la formation continue bien structurée peut réellement développer.
Ce chapitre de l’enquête renforce donc l’idée que l’amélioration des pratiques ne peut passer uniquement par l’accumulation d’informations : elle suppose aussi une capacité à trier, interpréter et appliquer les données pertinentes, en évitant les dérives de la simplification ou de la sur-interprétation.
La formation continue spécialisée constitue un levier essentiel pour une mise en œuvre rigoureuse et sécurisée des recommandations scientifiques dans la rééducation post-opératoire du LCA.
L’analyse des résultats révèle des différences nettes selon le niveau et la provenance de la formation suivie.
Les kinésithérapeutes formés à la kinésithérapie du sport, et plus particulièrement ceux ayant suivi une formation structurée chez Kinesport, montrent une meilleure conformité aux recommandations issues de la revue de Fontanier et al. Ils sont proportionnellement plus nombreux à :
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Introduire les OKC au-delà de 4 semaines,
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Respecter les amplitudes sécuritaires (90°–45°),
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Éviter les extensions proches de l’extension complète (>30°),
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Citer des sources scientifiques spécifiques,
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S’appuyer sur des revues systématiques pour étayer leur raisonnement clinique.
À l’inverse, les praticiens non formés en kinésithérapie du sport, ou n’ayant pas bénéficié d’une formation continue actualisée, présentent des écarts plus fréquents par rapport aux recommandations. Ils sont plus susceptibles d’introduire précocement les OKC, de ne pas maîtriser les paramètres biomécaniques (amplitudes, timing), et de s’appuyer sur des sources non spécifiques ou sur des habitudes cliniques non validées.
Les résultats de cette enquête confirment que les exercices en chaîne cinétique ouverte (OKC) sont aujourd’hui largement intégrés dans les protocoles de rééducation post-opératoire du ligament croisé antérieur (LCA). Cette évolution témoigne d’une normalisation progressive de leur usage, autrefois controversé. Toutefois, cette intégration reste hétérogène, tant sur le moment de l’introduction que sur les amplitudes articulaires utilisées ou les justifications cliniques invoquées.
La revue systématique de Fontanier et al. (2024) rappelle pourtant que l’introduction des OKC peut se faire de manière sécurisée à partir de la quatrième semaine post-opératoire, à condition de limiter les amplitudes entre 90° et 45°. Au-delà de ce cadre, en particulier lors d’introduction avant quatre semaines ou avec des extensions trop importantes (>30°), une augmentation de la translation tibiale antérieure est observée, bien que sans preuve formelle d’atteinte du greffon.
Malgré ces balises scientifiques, 37 % des kinésithérapeutes interrogés déclarent introduire les OKC avant quatre semaines, ce qui constitue un écart net par rapport aux recommandations disponibles. Ce décalage ne peut être attribué à un rejet global des preuves : il résulte plutôt d’une série de facteurs interdépendants.
D’une part, l’accès à la littérature scientifique reste limité : près de 30 % des répondants n’ont jamais lu d’étude spécifique sur le sujet, et plus d’un tiers se déclarent incapables d’évaluer la qualité méthodologique des publications. D’autre part, une part importante des répondants (44 %) cite des études pourtant considérée comme méthodologiquement hétérogène dans la revue de Fontanier. Ce biais de sélection des sources, couplé à une faible hiérarchisation des niveaux de preuve, suggère un déficit d’exposition aux synthèses de qualité, mais aussi une difficulté d’analyse critique.
Ce problème est accentué par la place croissante de discours dominants non scientifiques, diffusés via les réseaux sociaux ou des figures d’influence peu rigoureuses. Ces messages simplifiés voire erronés peuvent peser lourd dans les choix cliniques, notamment chez les jeunes praticiens encore en construction. Dans ce contexte, l’enjeu ici est donc de continuer à convaincre sur la base des preuves, et aussi d’outiller les professionnels, à la fois sur l’analyse critique des articles et la diffusion des recommandations valides, pour qu’ils puissent les appliquer de manière opérationnelle.
Concernant la perception du risque de laxité, les résultats révèlent une tendance contre-intuitive : 67 % des répondants ne pensent pas que l’introduction précoce des OKC augmente ce risque. Ce constat reflète non pas une incohérence entre croyance et pratique — puisque ceux qui le pensent agissent souvent en accord avec cette conviction — mais plutôt une dissociation entre perception clinique et connaissances issues de la recherche. Il ne suffit donc pas de transmettre des résultats d’études ; il faut encore les rendre compréhensibles, crédibles, et transférables.
La formation continue spécialisée apparaît dès lors comme un levier central. Les kinésithérapeutes formés en kinésithérapie du sport, en particulier via des programmes structurés et régulièrement actualisés, présentent une bien meilleure conformité aux recommandations : respect du timing, contrôle des amplitudes, appui sur des sources fiables. À l’inverse, les professionnels non formés ou peu exposés aux contenus récents adoptent davantage de stratégies empiriques, souvent éloignées des standards de qualité.
Enfin, la structure démographique des répondants (majoritairement jeunes, avec moins de 10 ans de pratique) joue un rôle ambivalent. D’un côté, cette population est potentiellement mieux exposée aux recommandations récentes. De l’autre, elle peut souffrir d’un manque de recul clinique, d’un encadrement insuffisant ou d’une surreprésentation des discours “bruyants” au détriment de la littérature de qualité.
En définitive, cette étude dresse le portrait d’un champ clinique en pleine transition : les OKC sont intégrées, mais pas toujours maîtrisées. La clef de l’alignement entre science et terrain réside probablement dans une articulation plus fluide entre production scientifique, pédagogie de la preuve et accompagnement opérationnel des professionnels.