Fascia et douleur : une innervation trop longtemps négligée

May 9 / Arnaud BRUCHARD -⏱️ 5 MIN -
Contexte : et si la douleur ne venait pas du muscle, mais du fascia ?

Pendant longtemps, les fasciae ont été relégués au rang de simples enveloppes inertes. Un tissu "de passage", sans réel rôle dans la douleur ou le mouvement. Pourtant, ces dernières années, les recherches ont fait émerger une autre réalité : le fascia est innervé, vivant, sensible. Et il pourrait bien être un maillon manquant dans la compréhension de nombreuses douleurs musculosquelettiques.

La revue systématique menée par Suarez-Rodriguez et al. (2022), publiée dans International Journal of Molecular Sciences, synthétise pour la première fois les connaissances sur l’innervation des fasciae. En analysant 23 études histologiques et immunohistochimiques (chez l’humain et l’animal), les auteurs dressent un état des lieux clair, documenté… et passionnant.

Des réseaux nerveux bien réels, souvent denses

Les résultats de cette revue systématique ne laissent aucun doute : les fasciae sont hautement innervés, et dans de nombreux cas, leur densité nerveuse dépasse largement celle des muscles adjacents. Cette constatation repose sur des techniques d'immunohistochimie précises, notamment l'utilisation des marqueurs tels que PGP 9.5, S100, CGRP, SP (substance P) ou encore TH (tyrosine hydroxylase), qui permettent de différencier les types de fibres nerveuses.

Plusieurs études incluses dans cette revue ont mis en évidence une abondance de terminaisons nerveuses libres dans des fasciae comme la fascia thoraco-lombaire (TLF), la fascia lata, la fascia crurale, ou encore la fascia du masséter. Chez l’animal comme chez l’humain, ces structures fasciales présentent un maillage nerveux dense, organisé le long des fibres de collagène, souvent en réseau tridimensionnel corrélé aux axes de contrainte mécanique.

Dans certaines régions, la densité nerveuse fasciale est estimée à être 2 à 3 fois supérieure à celle du muscle sous-jacent. Par exemple, dans la fascia thoraco-lombaire, la densité d’innervation détectée via PGP 9.5 ou S100 est significativement plus importante que dans les fibres musculaires du grand dorsal ou de l’érecteur du rachis. Ce constat est également corroboré par les données obtenues dans la fascia du masséter chez l’humain, et chez le rongeur dans les fasciae plantaires et lombaires.

Cette densité nerveuse n’est pas aléatoire. Elle est constituée en majorité de fibres nociceptives, mais également proprioceptives et sympathiques. Les nocicepteurs détectent les stimuli mécaniques ou chimiques menaçants, et sont fortement impliqués dans la transmission de la douleur d’origine fasciale. Les fibres sympathiques, identifiées par la présence de tyrosine hydroxylase, interviennent dans les réponses neurovasculaires et immunitaires, notamment dans les contextes d’inflammation. Quant aux fibres proprioceptives, elles participent à la perception fine des mouvements et des tensions musculaires.

De plus, l’activité de ces fibres nerveuses peut être amplifiée dans certains contextes pathologiques. L’inflammation locale, le stress mécanique chronique, ou encore des altérations posturales peuvent induire une plasticité neuro-fasciale, c’est-à-dire une hyperactivité ou une densification des réseaux nerveux dans les fasciae. Cela pourrait expliquer en partie certains syndromes douloureux chroniques, longtemps considérés comme "non spécifiques", mais qui pourraient en réalité être liés à une hyperinnervation ou une sensibilisation des tissus fascials.

En résumé, les fasciae ne sont pas de simples structures passives ou de soutien. Leur innervation riche et complexe leur confère un rôle actif dans la douleur, le contrôle moteur, et la réponse au stress mécanique. Cette dimension neurobiologique des fasciae est encore trop souvent négligée dans la pratique clinique et mérite une attention accrue dans les prises en charge thérapeutiques.
Cette image (Figure 3) montre l’innervation du fascia thoraco-lombaire (TLF) d’une souris, visualisée grâce à une coloration S100.
Ce que cela signifie : La protéine S100 est un marqueur spécifique des cellules du système nerveux périphérique, notamment des cellules de Schwann entourant les fibres nerveuses. En utilisant ce marqueur, les chercheurs peuvent visualiser les nerfs présents dans un tissu.
Ce que l’image révèle : On observe un réseau dense et ramifié de fibres nerveuses, qui traverse le tissu fascial. Cela prouve que le TLF n’est pas un tissu passif, mais activement innervé, et donc capable de transmettre des signaux sensoriels, y compris nociceptifs (douleur).
Pourquoi c’est important : Cela renforce l’idée que le fascia thoraco-lombaire peut jouer un rôle direct dans certaines lombalgies ou douleurs musculosquelettiques chroniques, même en l'absence de lésion musculaire. Le TLF pourrait être une source autonome de douleur lorsqu’il est enflammé, tendu ou perturbé

Et si le fascia expliquait certaines douleurs inexpliquées ?

Les auteurs rappellent que de nombreuses douleurs chroniques, mal localisées, peu reproductibles, sans lésion musculaire nette, pourraient en réalité venir du fascia. Dans certaines conditions (inflammation, sursollicitation, fibrose), les fibres sensitives deviennent hyperréactives et peuvent entretenir une sensibilisation périphérique, voire centrale.

Ce constat est renforcé par les études sur la fascia thoraco-lombaire, où l’on observe une augmentation de la densité nociceptive chez des patients lombalgiques. Idem pour la fascia plantaire dans la fasciite, ou encore la fascia palmaire dans la maladie de Dupuytren. Le lien entre douleur chronique et innervation fasciale se précise.

Une porte ouverte pour les approches manuelles et neurosensorielles

Pour les cliniciens, kinésithérapeutes, ces données confirment l’intuition de terrain : le fascia est sensible — parfois trop — et sa normalisation peut soulager. Cela justifie une approche fine, respectueuse, et parfois neurosensorielle, notamment dans les douleurs diffuses ou les tableaux non spécifiques.

Cela implique aussi de mieux connaître l’anatomie fasciale, de cibler des zones clés (retinacula, aponevroses, bandes tendineuses profondes), et de considérer le fascia non comme un “passage”, mais comme un organe sensoriel actif, potentiellement à l’origine de douleur, de perturbation proprioceptive, voire de dérèglements moteurs.

CONCLUSION

L’étude de Suarez-Rodriguez donne du poids à une idée de plus en plus soutenue : le fascia n’est pas passif. Il sent, il réagit, il peut faire mal. Encore sous-exploré dans certaines régions (face, thorax antérieur, périnée), il reste un territoire à mieux comprendre pour mieux traiter.

Si l’on veut soulager les douleurs musculosquelettiques chroniques, il est temps de ne plus penser en "muscles seuls", mais bien en systèmes tissulaires intégrés, où le fascia joue un rôle central.

L'ARTICLE

Suarez-Rodriguez V, Fede C, Pirri C, et al.
Fascial Innervation: A Systematic Review of the Literature.
Int J Mol Sci. 2022;23(10):5674. https://doi.org/10.3390/ijms23105674