Analyse vidéo systématique de lésions du ligament croisé antérieur chez des joueurs de rugby professionnels masculins Mécanismes lésionnels et biomécanique pour 57 cas

Kinesport
Les lésions du ligament croisé antérieur (LCA) sont des blessures graves et préoccupantes chez les joueurs de rugby professionnels, entraînant de longues périodes d’indisponibilité (29% des jours manqués). Bien que la plupart des joueurs (90%) reprennent le jeu après ligamentoplastie, le burden et le risque de récidives sont très élevés, d’où l’importance de réduire l’incidence de ces blessures.

La compréhension des mécanismes et situations qui conduisent à des lésions du LCA est essentielle pour la conception efficace de programmes d’exercices spécifiques visant à réduire l’incidence de ces blessures. L’analyse vidéo peut être un outil valide pour étudier les situations de jeu avant et pendant les blessures. Plusieurs études d’analyse vidéo ont été effectuée pour différents sports mais à ce jour, une seule s’est intéressée au rugby. Bien que cette étude soit bien conçue, il est nécessaire de reproduire ces résultats avec un échantillon de joueurs blessés plus important.

Ainsi, les objectifs de cette étude sont de :

  • Décrire les mécanismes lésionnels, les situations de jeu et la biomécanique liés aux lésions du LCA, dans une plus grande cohorte de joueurs de rugby professionnels
  • Documenter sur la répartition des lésions du LCA en fonction du moment du match et la localisation sur le terrain

Méthodes

 Identification des blessures 

Une recherche systématique a été effectuée pendant 4 saisons (entre 2015-2016 et 2018-2019 [jusqu’en décembre 2018]) pour identifier les blessures survenues lors de matchs chez des joueurs de Super Rugby, Premiership, Top 14 et Pro 12/14

 Extraction et traitement des vidéos 

Les vidéos des matchs ont été obtenues sur une plateforme numérique en ligne (Stats Perform) puis découpée approximativement 12 à 15 secondes avant et 3 à 5 secondes après le moment estimé de la blessure pour évaluer avec précision la situation de jeu qui a précédé la blessure et le mécanisme lésionnel

 Evaluation vidéo 

Les vidéos ont été examinées et évaluées indépendamment par 3 examinateurs : 1 chirurgien orthopédique et 2 médecins du sport. 

  • Chaque examinateur a évalué la vidéo originale pour définir la situation de la lésion (en phase offensive ou défensive) en fonction de la possession du ballon et de la situation de jeu spécifique. 

  • 3 catégories de mécanismes lésionnels ont été utilisées
  •  Sans contact : sans aucun contact avant ou au moment de la blessure
  •  Contact indirect : blessure résultant d’une force externe appliquée au joueur mais pas directement au niveau du genou blessé
  •  Contact direct : force externe appliquée directement sur le genou blessé.

  • La vitesse du joueur a été catégorisée comme élevée, faible et nulle dans les directions horizontales et verticales :
  •  Les changements de direction et décélérations sont catégorisés comme mécanismes avec vitesse horizontale élevée  
  •  Les réceptions de saut sont catégorisées comme mécanismes avec vitesse verticale élevée

 Analyse biomécanique 

Une analyse biomécanique a été effectuée sur les blessures sans contact et avec contact indirect si des points de vue de bonne qualité dans les plans frontal et/ou sagittal étaient disponibles. L’analyse a été effectuée au moment du contact initial et au moment estimé de la blessure. 

Répartition des blessures en fonction du moment du match et de la localisation sur le terrain 

Les données suivantes ont été recueillies :

  • Le moment où la blessure s’est produite (minute du match et mi-temps) 
  • Le nombre de minutes jouées par l’athlète blessé 
  • L’emplacement sur le terrain (le terrain a été divisé en 12 zones) 

Résultats

62 lésions du LCA ont été identifiées 

  • Elles sont survenues pendant des matchs de Super Rugby (n = 12), Six Nations (n = 9), Premiership (n = 10), Top 14 (n = 7), Pro12/Pro14 (n = 12) et Champions Cup (n = 8), ainsi que sur d’autres matchs internationaux (n = 4).
  • 36 (60%) blessures du LCA droit et 24 (39%) du LCA gauche (2 n’étaient pas identifiables) 
  • 57 blessures étaient primaires et 5 secondaires (4 du côté controlatéral et 1 récidive homolatérale après ligamentoplastie du LCA) 

 Analyse du mécanisme lésionnel 

Les séquences vidéo étaient disponibles et identifiables pour l’analyse du mécanisme lésionnel et de la situation de jeu dans 57 cas (92%)

Phase offensive

Phase défensive

Contact direct

Contact indirect

Sans contact

 Blessures avec contact direct 

Les blessures avec contact direct (n = 18) sont survenues en phase défensive (n = 7) et offensives (n = 11) : 

  • 10 blessures en se faisant plaquer
  • 5 blessures en plaquant 
  • 3 blessures en phase de ruck

Sur le plan biomécanique : 

  • La plupart des blessures avec contact direct résultaient d’une force externe avec une charge en valgus du genou (n = 9)
  • Les autres blessures sont survenues suite à une hyperextension (n = 4) ou suite à l’application importante d’une charge postérieure au niveau du tibia (n = 3), entraînant probablement un tiroir antérieur du tibia
  • 2 blessures n’étaient pas clairement identifiables

 Situations de jeu des blessures avec contact indirect et sans-contact
 

Les blessures avec contact indirect et sans contact sont plus survenues en phases offensives (n = 30) que défensives (n = 9). 3 situations de jeu principales ont été identifiées :
 
  • Changement de direction offensif (COD ; n = 18 ; 46%) (Figure 2)
  • Se faire plaquer (n = 10 ; 26%) (Figure 3)
  •  5 avec contact au niveau du haut du corps 
  •  Ultimate Distance Training
  •  Become a Super Learner
  • Presser / plaquer (n = 8 ; 21%) = blessures sur phase défensive (Figure 4)
  •  6 blessures sur un pressing (décélération ou COD) 
  •  2 blessures sur un plaquage (contact avec l’adversaire avant ou au moment estimé de la lésion)
Les 3 autres blessures ne constituaient pas une situation spécifique et ont été classées comme des réceptions de saut.  

 Analyse biomécanique 

L’analyse biomécanique a été possible pour 38 cas, 26 ayant des images à la fois dans les plans frontal et sagittal, 2 uniquement dans le plan sagittal et 10 uniquement dans le plan frontal. Les positions intersegmentaires les plus courantes sont présentées sur la Figure 5.

Toutes les données angulaires ont été rapportées en tant que valeurs médianes.

 Au moment du contact initial 

Dans le plan sagittal 

  • Tronc relativement droit (15°)
  • Hanche fléchie précocement (40°)
  • Légère flexion de genou (15°)
  • Flexion plantaire de cheville précoce (10°)
  • Attaque du talon dans 50% des cas 
 Dans le plan frontal 
  • Légère inclinaison homolatérale du tronc (5°) (inclinaison du côté lésé dans 67% des cas) 
  • Tendance légèrement plus élevée à une rotation controlatérale au côté blessé (39%) par rapport à une inclinaison homolatérale au côté blessé (22%)
  • Abduction de hanche dans la plupart des cas (91%)
  • Genou en position neutre (63%) ou en valgus (37%)

 Au moment de la blessure 

 Dans le plan sagittal 

  • Le tronc est resté droit (10°)
  • Hanche fléchie de façon similaire (37.5%)
  • Le genou s’est plus fléchi par rapport au contact initial mais est resté relativement tendu (30°)
  • La cheville est restée en flexion plantaire 
  • Pied à plat pour l’ensemble des cas (100%)

 Dans le plan frontal
 
  • Tronc légèrement plus incliné homolatéralement qu’au moment du contact initial (10°) et incliné dans la majorité des cas du côté blessé (80%)
  • Rotation controlatérale au côté blessé dans la plupart des cas (78%)
  • La hanche est restée en abduction dans la plupart des cas (86%)
  • Aspect en valgus du genou dans presque tous les cas (94%)
  • Une augmentation significative de la rotation médiale et/ou adduction de hanche a été observée entre le contact initial et le moment de la blessure dans la majorité des cas (83%)
  • Un effondrement complet du genou en valgus s’est produit dans 12 cas (34%) 

 Répartition en fonction du moment du match et de la localisation sur le terrain

  • Pas de différence significative pour le nombre de blessures survenues en 1ère mi-temps (n = 32 ; 57%) et en 2ème mi-temps (n = 24 ; 43%)
  • Tendance générale à la diminution du nombre de blessures avec l’augmentation du nombre de minutes jouées 
  •  73% des blessures du LCA sont apparues pendant les 40 premières minutes de temps de jeu effectif.
  •  Le temps de jeu moyen avant blessure du LCA est de 28 ± 21 minutes (médiane = 23 minutes)
  • Pas moins de 36% des blessures du LCA (n = 20) sont survenues lors des 15 premières minutes de jeu
  • La répartition des blessures par rapport à la localisation sur le terrain est détaillée dans le tableau 1

Discussion

Le résultat le plus important de cette étude est que la plupart des blessures du LCA dans le rugby de haut niveau se produisent sans qu’il n’y ait de contact direct au moment de la lésion (68%). Pour les blessures du LCA avec contact indirect et sans contact, 3 situations de jeu principales ont été identifiés.

La plupart des lésions du LCA se sont produites lors de phases offensives (72%), une proportion légèrement plus élevée que les 63% rapportés par Montgomery et al. et beaucoup plus élevé que les autres études sur le football qui ont en général noté plus de blessures en défendant qu’en attaquant. La proportion plus élevée de blessures en phase offensive signifie un risque accru pour le porteur de balle et est également attribuée à un risque accru de blessures avec contact.

La proportion du nombre de blessure avec contact est quasiment identique à la précédente étude sur le rugby. Dans cette étude, 32% des blessures sont avec contact direct, 26% avec contact indirect et 42% sans contact. Montgomery et al. ont rapporté 56% de blessures avec contact (29% direct et 23% indirect). La nature presque identique des blessures dans les 2 études implique que ces données sont probablement très représentatives des mécanismes de blessure du LCA dans le rugby masculin d’élite. La proportion de blessures avec contact direct dans cette étude (32%) est similaire à celle dans le football australien (32%), mais beaucoup plus élevée que dans le football (12-15%), le basketball (10%) et le handball (5%). La proportion de ces blessures du LCA avec contact direct est probablement liée au niveau de contact élevé associé au rugby.

3 principales situations de jeu ont été identifiées pour les blessures avec contact indirect et sans contact : les COD offensifs, se faire plaquer et presser/plaquer. La proportion de blessures sur des COD offensifs (30%) est similaire à celle dans l’étude de Montgomery et al. (28%). Il semble donc que le COD offensif soit une situation à haut risque pour les lésions du LCA au rugby. Ceci est particulièrement pertinent car ces blessures étaient toutes sans contact et donc potentiellement évitables. La technique du COD peut être entraînée efficacement pour réduire le moment de valgus dynamique du genou et il a récemment été prouvé que le screening de la technique de COD a été associé au risque de blessure du LCA. Ainsi, un entrainement approprié à la technique de COD serait nécessaire, chez les joueurs de rugby, idéalement dès le Centre de Formation.

Le mécanisme de contact indirect consiste à être plaqué sans contact avec le genou. Le contact s’est produit principalement au niveau du haut du corps et/ou du bassin alors que le joueur est en situation offensive. Des mécanismes similaires ont été identifiés dans le football, représentant 20% de toutes les blessures.

Enfin, l’autre type de situation identifié, le pressing/plaquage, représente un cinquième des blessures sans contact et avec contact indirect. Ce mécanisme de pressing est courant dans le football et pourrait être considéré comme similaire à la course défensive décrite par Montgomery et al. Ces blessures impliquent souvent une perturbation neurocognitive lorsque le joueur doit changer de direction pour tenter de plaquer un joueur. La plupart de ces blessures sont sans contact ou impliquent une perturbation mécanique et peuvent également être évitées.

Les données de cette étude confirment les preuves actuelles selon lesquelles les blessures du LCA se produisent généralement en début de flexion de genou. A l’instar de la précédente étude sur le rugby ainsi que des recherches menées dans l’autres sports, cette dernière étude rapporte un modèle avec une charge élevée sur le genou, avec un mouvement limité au niveau des autres articulations. Entre le contact initial et le moment de la lésion, il n’y a pas de changement dans la flexion de hanche ou de la cheville mais un petit changement dans la flexion du genou (augmentation de 15° à 30°). Un angle de 30° au niveau du genou correspond à une charge importante sur le LCA. Les blessures sur une situation de plaquage avec un mécanisme indirect impliquent beaucoup moins de flexion du genou avec quelques blessures en hyperextension.

Comme d’autres études, celle-ci montre que cette stratégie de mouvement qui mène à une lésion du LCA est accompagnée d’une modification des mouvements dans le plan frontal et transversal qui serait également à l’origine des lésions du LCA. Ainsi, on retrouve un mouvement de valgus du genou entre le contact initial et le moment de la blessure. De même, l’abduction de hanche est fréquente au moment du contact initial avec une augmentation significative de la rotation médiale et/ou de l’adduction entre le contact initial et le moment de la blessure dans la plupart des cas (83%). Ces résultats soutiennent la théorie selon laquelle les blessures du LCA sont multiplanaires, en particulier pour les situations de COD offensif et de pressing au rugby.

Comme dans les études précédentes, il est noté une inclinaison latérale du tronc au moment de la blessure (10°). Cette inclinaison peut augmenter la charge sur le LCA.

Le fait d’être plaqué entraîne une plus grande inclinaison latérale du tronc entre le contact initial et le moment de la blessure, tandis que le COD offensif semble impliquer une inclinaison lors du contact initial, se réduisant légèrement au moment de la blessure. Cela indique probablement une tentative de feinter le joueur adverse avant le COD, mettant en évidence le dilemme entre performance et risque de blessure pour les lésions du LCA sans contact.

Un effondrement complet du genou en valgus s’est produit dans 34% des cas. Ce chiffre est supérieur à celui chez des joueurs de football (8-13%) mais inférieur à celui des athlètes féminines (50%). Etant donné la cinématique similaire des lésions du LCA en rugby à celle chez les footballeurs, il est possible qu’une charge supérieure (potentiellement liée à une masse corporelle supérieure) entraîne cet effondrement plus important.

Dans cette étude, pratiquement toutes les blessures du LCA sont survenues dans des conditions sèches (95%), ce qui est similaire aux résultats précédents (94 à 97%). On pense que les conditions sèches augmentent le risque de blessure du LCA, probablement en raison de la friction accrue du sol qui affecte les interactions entre la chaussure et la surface.

En ce qui concerne la répartition des blessures pendant le match, des études antérieures ont rapporté que près de la moitié des blessures sont survenues pendant les 20 dernières minutes du match de rugby. Les données de cette étude contredisent ces résultats et indiquent que la fatigue accumulée tout au long du match n’est pas un facteur de risque clé pour les blessures, en accord avec les recherches menées dans d’autres sports.

En ce qui concerne les minutes de jeu effectif (en tenant compte des remplacements), cette étude montre que plus d’un tiers des blessures du LCA se sont produite dans les 15 premières minutes de jeu et que la plupart des blessures du LCA avaient eu lieu après 28 ± 21 minutes du jeu. Ces données suggèrent que les actions à grande vitesse en début de match sont le déclencheur d’un quota important de blessures du LCA au rugby.
 Points fort de l’étude 

  • La taille de l’échantillon qui est le plus grand à ce jour dans une étude d’analyse vidéo systématique des blessures du LCA chez les joueurs de rugby
  • La nature consécutive des blessures analysées 
  • L’analyse biomécanique cohérente par 3 évaluateurs indépendants 
  • La répartition des blessures sur le terrain et au fil du match, jamais présentées auparavant dans une série consécutive 
 Limites de l’étude 

  • La méthodologie utilisée pour identifier les blessures du LCA, différente du gold standard des études prospectives, avec des contacts réguliers avec les équipes 
  • Seules les blessures chez des joueurs de rugby professionnels masculins ont été évaluées et le mécanisme lésionnel pourrait être différent dans un sport de niveau inférieur ou dans le rugby féminin
  • Pas d’accès aux données sur les lésions associées, ce qui aurait permis de coupler le mécanisme lésionnel au type de blessures du genou

Conclusion

  • Près de 70% des blessures du LCA au rugby sont survenues sans contact direct au niveau du genou, principalement lors de phases offensives et 3 situations de jeu principales : COD offensifs, se faire plaquer, presser/plaquer
  • Sur le plan biomécanique, la plupart des blessures impliquaient une stratégie de mise en charge dominante au niveau du genou, accompagnée d’un valgus dynamique
  • L’amélioration de la capacité à maintenir les plans frontal et transversal pendant les tâches de COD peut contribuer à réduire l’incidence des blessures du LCA dans le rugby d’élite
  • La fatigue accumulée ne semble pas être un facteur de risque majeur pour les blessures du LCA chez les joueurs de rugby car la majorité (> 70%) des blessures se sont produites dans les 40 premières minutes de jeu.

L'article

Della Villa F et al. (2021) Systematic Video Analysis of Anterior Cruciate Ligament Injuries in Professional Male Rugby Players : Pattern, Injury Mechanism, and Biomechanics
in 57 Consecutive Cases. The Orthopaedic Journal of Sports Medicine, 9(11), 23259671211048182 DOI: 10.1177/23259671211048182