Changer sa foulée pour prévenir les blessures : bonne idée ou fausse bonne piste ?

Jun 7 / Arnaud BRUCHARD -⏱️ 7 MIN -
Changer sa façon de courir peut-il prévenir les blessures ou, au contraire, en créer ?  C’est une question récurrente chez les coureurs, les kinésithérapeutes et les entraîneurs. De nombreuses recommandations circulent, souvent opposées, notamment autour de la fameuse transition entre une attaque talon (rearfoot strike) et une attaque avant-pied (forefoot strike).

Pour tenter d’y voir plus clair, une étude expérimentale de Han et al., parue en 2025 dans la revue Scandinavian Journal of Medicine & Science in Sports, a analysé de manière rigoureuse, même sur un faible échantillon, les effets biomécaniques de cette transition sur la charge interne du tibia. En d’autres termes : que se passe-t-il mécaniquement à l’intérieur de l’os lorsqu’un coureur modifie son angle de contact au sol ?

L’objectif était d’évaluer si l’adoption volontaire d’un style de course différent pouvait réduire ou au contraire augmenter le stress mécanique subi par la jambe. Cette question revêt un enjeu clinique important, notamment dans la prévention des pathologies de stress osseux comme les fractures de fatigue tibiales.

 Une méthodologie rigoureuse et contrôlée

L’étude a inclus 23 coureurs récréatifs en bonne santé, tous initialement attaquants talon. Chacun d’eux a couru sur tapis roulant à une vitesse constante de 3 m/s dans trois conditions différentes : attaque talon naturelle, attaque médio-pied imposée et attaque avant-pied imposée. Des consignes précises leur ont été données afin d’ajuster leur foot strike angle à chaque condition, contrôlé par retour vidéo en temps réel.

Les auteurs ont utilisé une combinaison d’analyse 3D du mouvement, de plates-formes de force, et de modélisation musculosquelettique afin d’estimer les contraintes internes au niveau du tibia, et notamment :

  • L’amplitude de la compression osseuse (axiale)
  • L’amplitude des contraintes de traction (tensile)
  • La localisation précise de la charge maximale

Des résultats contre-intuitifs : la flexion plantaire augmente la charge osseuse

Les résultats montrent que passer d’une attaque talon à une attaque avant-pied augmente significativement les contraintes internes sur le tibia :

  • Le stress compressif maximal est augmenté d’environ 8 % en attaque avant-pied par rapport à la foulée naturelle.
  • Le stress de traction augmente également, notamment dans la région postérieure du tibia.
  • La zone de contrainte maximale se déplace légèrement vers le bas de la diaphyse tibiale, ce qui pourrait favoriser certaines localisations de fractures de fatigue observées chez les coureurs.

Pourquoi ces résultats ? Lors d’une attaque avant-pied, l’angle de flexion plantaire est accentué, ce qui augmente l’activation des muscles gastrocnémiens et du soléaire. Cette action musculaire renforce la compression osseuse distale via les forces d’insertion tendineuses. Par ailleurs, l’angle d’application des forces au sol change, ce qui modifie la direction des contraintes transmises à l’os.

En clair, vouloir corriger une foulée "non naturelle" peut paradoxalement accroître le stress mécanique sur certaines structures, au lieu de le réduire.

Quel lien avec les fractures de fatigue tibiales ?

Ces résultats sont particulièrement pertinents dans le cadre de la prévention des pathologies de surcharge osseuse chez les coureurs :

  • Les fractures de fatigue du tibia sont fréquentes, notamment chez les coureurs augmentant rapidement leur charge d'entraînement ou modifiant leur technique.
  • On estime que le tibia supporte environ 4 à 8 fois le poids du corps à chaque foulée.
  • Le site postéromédial du tibia est la localisation la plus fréquemment touchée. Or, c’est précisément dans cette région que l’étude observe une élévation des contraintes en attaque avant-pied.

De plus, certaines transitions rapides vers une foulée « minimaliste » sont associées à une multiplication par 2 à 3 du risque de blessure, en particulier si elles ne sont pas accompagnées d’un renforcement musculaire spécifique.

Faut-il alors proscrire l’attaque avant-pied ? Pas si vite.

Cette étude ne conclut pas que l’attaque avant-pied est intrinsèquement dangereuse. Elle souligne surtout que toute modification volontaire du patron moteur doit être progressive, individualisée, et encadrée. Car le passage à une attaque avant-pied :

  • Mobilise plus fortement les muscles postérieurs de jambe et le tendon d’Achille
  • Modifie les forces de réaction au sol
  • Peut améliorer le contrôle moteur dans certains cas

Mais elle augmente aussi temporairement la charge osseuse, le temps que les tissus s’adaptent. Cela implique une période de transition, de renforcement ciblé, et une surveillance clinique.

Ainsi, certains profils de patients peuvent bénéficier d’une transition vers une attaque plus avant-pied (ex. : surcharge antérieure, syndrome fémoropatellaire), tandis que d’autres (antécédents de fracture tibiale, périostite médiale) doivent être plus prudents

Ce que cette étude nous enseigne


La foulée n’est pas neutre : modifier son point d’impact au sol change significativement les contraintes internes subies par le squelette, notamment au niveau du tibia.


La biomécanique est individualisée : une même stratégie peut être bénéfique pour un coureur, délétère pour un autre.


Le retour d’expérience clinique doit s’appuyer sur la science : les croyances largement répandues autour de la "meilleure foulée" doivent être confrontées aux données objectives.


La prévention passe par l’adaptation : toute transition doit respecter des principes de progressivité, de renforcement et de retour d’information.

CONCLUSION

L’étude de Han et al. est une contribution précieuse pour les cliniciens et les coureurs : elle rappelle que les choix techniques en course à pied ont un impact mécanique mesurable. Ce n’est pas tant le type de foulée qui est bon ou mauvais en soi, mais la manière dont on y accède, la capacité d’adaptation tissulaire, et le profil biomécanique individuel.

En pratique, cela signifie que le rôle du kinésithérapeute n’est pas de normer la foulée, mais d’accompagner les adaptations, de prévenir les surcharges, et de guider les progressions en fonction des objectifs, des antécédents, et du niveau d’expérience.

Changer de foulée est une stratégie — pas une solution miracle. Elle doit être réfléchie, mesurée, et intégrée à une démarche globale de prévention et de performance.

L'ARTICLE

Currie KD, Abou Khalil C, Lopes AA, Kilgour RD, Jones LW.
The effects of exercise training on vascular function in individuals with cancer: a systematic review and meta-analysis. J Transl Med. 2025;23(1):292. doi:10.1186/s12967-025-04660-9